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L’évaluation sur dossier en ergothérapie : jugement important du Conseil de discipline de l’OEQ

L’évaluation sur dossier est une méthode d’évaluation notamment utilisée par les experts professionnels dans le domaine médico-légal. Elle consiste à donner une opinion d’ordre médical à partir de documents contenus dans le dossier d’une personne sans rencontrer cette dernière qui par ailleurs fait l’objet de l’évaluation sur dossier. Bien que ce soit une méthode courante, la Société des experts en évaluation médico-légale du Québec émet des réserves quant à son utilisation et recommande à l’expert de se « baser sur la dernière évaluation professionnelle au dossier fourni pour évaluer le tableau clinique de l’expertisé. »1 De plus, elle ajoute que s’il existe le moindre doute, « l’expert pourra discuter avec le mandant et/ou son procureur de la possibilité de procéder à un examen en bonne et due forme. »2

Les ergothérapeutes peuvent aussi avoir recours à cette méthode d’évaluation dans certains contextes de travail. Au cours des dernières années, plusieurs demandes d’enquête portant sur l’évaluation sur dossiers par des ergothérapeutes ont alerté l’Ordre quant à la nécessité d’évaluer et d’encadrer cette pratique. C’est dans cette optique que le bureau du syndic a saisi le Conseil de discipline d’un dossier dans lequel un ergothérapeute a utilisé l’évaluation sur dossier pour se prononcer sur les capacités fonctionnelles d’une personne prestataire de services d’une société d’assureur étatique. Le jugement sur culpabilité a été rendu en décembre 2017 et celui sur la sanction en mars 2018. Afin de faciliter la compréhension de l’impact de cette décision, nous avons préparé un résumé du jugement en présentant les faits, les infractions reprochées, la position du syndic, la position de l’intimé et enfin la décision du Conseil de discipline.

Résumé des faits

La personne ayant fait l’objet des services de l’ergothérapeute intimé a été officiellement déclarée invalide en 2008 des suites de deux accidents d’automobile. Antérieurement à cette date, en novembre 2000, à la demande du conseiller de la SAAQ responsable du dossier, un ergothérapeute évalue les besoins en aide personnelle et domestique de l’assuré. Pour  réaliser cette évaluation, l’ergothérapeute procède à l’analyse de différents documents au dossier de la personne et se rend par la suite au domicile de monsieur, afin de déterminer ses besoins d’aides et d’assistances. L’ergothérapeute conclut au caractère permanent des besoins d’aide personnelle et domestique de l’assuré. 

En juin 2005, afin de mettre à niveau les besoins en aide personnelle et domestique, le conseiller de la SAAQ alors responsable du dossier demande une deuxième évaluation qui sera réalisée dans un Centre de réadaptation en déficience physique du réseau public. Cette évaluation se conclut avec une recommandation de maintien des mesures d’aide personnelle et domestique. 

Cinq années plus tard, en mars 2010, la SAAQ confie à une agence d’investigation un mandat de surveillance et de filature de la personne accidentée. 

Les résultats de cette investigation amènent l’agent payeur à remettre en doute les besoins d’aide personnelle et domestique de l’accidenté. Le conseiller demande alors à l’ergothérapeute intimé, alors employé au service de la SAAQ, de lui donner un avis sur les besoins d’aide de l’accidenté dans la réalisation de ses activités personnelles et domestiques. L’employé ergothérapeute procède alors à une évaluation sur dossier et conclut que l’accidenté est autonome dans ses activités de la vie quotidienne et domestique. Les résultats de l’agence d’investigation et le rapport de l’ergothérapeute motiveront la SAAQ, en mars 2011, à rendre une décision négative à l’égard de l’accidenté et à retirer les mesures d’aide.

Les infractions reprochées par le syndic à l'ergothérapeute employé de la SAAQ

1. À Québec, le ou vers le 15 mars 2011, dans le cadre d’un rapport concernant le client (…) portant pour objet : « Avis sur les besoins en aide personnelle de M. (…)», a fait
défaut de recadrer les attentes de la Société de l’assurance maladie du Québec (SAAQ) à l’égard du mandat qui lui a été confié et d’informer la SAAQ des limites
de son mandat dans la détermination des services d’appoint en aide personnelle, contrevenant ainsi à l’article 59.2 du Code des professions ; 
2. À Québec, le ou vers le 15 mars 2011, dans le cadre d’un rapport concernant le client (…) portant pour objet : « Avis sur les besoins en aide personnelle de M. (…)», a fait défaut d’obtenir un consentement éclairé de la part du client et de lui fournir toutes les informations nécessaires sur le processus d’évaluation, incluant les retombées potentielles d’un consentement ou d’un refus de sa part, contrevenant ainsi à l’article 3.03.02 du Code de déontologie des ergothérapeutes et à l’article 59.2 du Code des professions ;

3. À Québec, le ou vers le 15 mars 2011, dans le cadre d’un rapport concernant le client (…) portant pour objet : « Avis sur les besoins en aide personnelle de M. (…)», a émis des  conclusions relatives aux capacités fonctionnelles du client à réaliser des activités de la vie quotidienne (soins personnels) et des activités de la vie domestique, sans procéder à une évaluation formelle des capacités fonctionnelles du client, contrevenant ainsi à l’article 3.02.04 du Code de déontologie des ergothérapeutes et à l’article 59.2 du Code des professions3.

L’ergothérapeute intimé a été acquitté pour les chefs 1 et 2, mais reconnu coupable pour la troisième infraction. Voici donc le résumé de la position de chacune des parties relative à la troisième infraction. Dans ce dossier, la syndique plaignante a fait appel à l’expertise de madame Catherine Vallée, ergothérapeute. Ce témoin expert détient un doctorat en sciences biomédicales et est professeure agrégée au département de réadaptation de l’Université Laval. 

[47] Elle estime que les conclusions précises auxquelles l’ergothérapeute monsieur Henry en arrive relativement aux capacités fonctionnelles du client à réaliser des activités de la vie quotidienne et domestique ne sont basées sur aucune évaluation formelle de ses capacités fonctionnelles, telle que décrite dans la littérature. [48] Il faut, dit-elle, départager l’évaluation des aptitudes de l’évaluation fonctionnelle. [49] En omettant de considérer la dimension environnementale des aptitudes de la personne visée par son rapport, monsieur Henry s’est privé d’informations essentielles. [50] Pour madame Vallée, une simple relecture du dossier, compte tenu des pièces au dossier, de la complexité du cas et de l’existence d’évaluations ergothérapeutiques antérieures qui ne sont pas à jour, est une approche insuffisante et insatisfaisante. [51] Monsieur Henry aurait dû recommander, à défaut de le faire lui-même, une mise à niveau par un ergothérapeute des évaluations contextuelles in vivo de la personne visée par les conclusions de son rapport.

Pour sa part, l’ergothérapeute intimé a pour sa défense fait entendre son propre témoin expert ergothérapeute.

[60] Contrairement à l’opinion exprimée par madame Vallée, elle estime que les documents au dossier du bénéficiaire émanant d’autres professionnels de la santé sont suffisants pour permettre à l’intimé de réaliser son évaluation. […] [65] Bien qu’elle souscrive au niveau du principe qu’il puisse être préférable de procéder à une évaluation in vivo des besoins d’une personne, ce qui nécessite environ deux journées de travail, compte tenu de la prémisse entourant l’intervention de l’intimé et les pièces au dossier, dans le cas qui nous occupe,  monsieur Henry n’avait pas à le faire ou à le recommander (chef 3). [66] Elle conclut qu’il appartient à la SAAQ, non pas à madame Vallée ou à elle, de décider de l’opportunité, dans le cas de la personne mentionnée à la plainte, d’établir la façon de procéder, soit par une évaluation de visu ou sur dossier : « À partir du moment que l’ergothérapeute est une personne qualifiée pour se livrer au processus d’évaluation sur dossier retenu, il ne lui appartient pas, ni à madame Vallée, de contester le choix éclairé de sa cliente. »5

Décision du conseil de discipline en regard de la troisième infraction

Au paragraphe 136 du jugement, « Le Conseil souscrit sans réserve à l’opinion de madame Vallée ». Les paragraphes 138 à 142 exposent les arguments qui soutiennent la position du Conseil relative à la troisième infraction et nous citons :

[138] Comme madame Vallée, le Conseil est en mesure de constater que l’intimé ne dispose pas de façon concrète des informations nécessaires pour départager l’évaluation des aptitudes de l’évaluation fonctionnelle de la personne visée par son analyse. [140] En omettant de considérer de mettre à jour la dimension environnementale des aptitudes de la personne visée par son rapport, dont la dernière évaluation d’un ergothérapeute date de plus de cinq (5) ans, monsieur Henry s’est privé d’informations essentielles et complètes, en support aux conclusions fermes auxquelles il arrive pourtant. [141] En somme, la preuve établit que les conclusions et les recommandations auxquelles en arrive monsieur Henry manquent de nuances et qu’il aurait dû, dans les circonstances propres à ce dossier, aller au-delà d’une simple évaluation sur dossier pour recommander à la SAAQ une mise à niveau d’une évaluation complète du client dans son milieu de vie. [142] Compte tenu de ce qui précède, le Conseil est d’avis que la preuve d’expertise de la plaignante établit de façon claire et convaincante que dans la réalisation de son rapport monsieur Henry a contrevenu à l’article 3.02.04 de son code de déontologie, le rendant coupable sur le chef 3 de la plainte6.

Cette réserve envers l’utilisation de l’évaluation sur dossier a aussi été émise dans d’autres jugements. Selon le jugement du tribunal administratif du Québec de S.G. contre la SAAQ, le Tribunal est d’avis que l’évaluation qui comprend une entrevue, des observations et une mise en situation, permet d’obtenir un portrait plus précis, complet et réaliste que l’évaluation sur dossier7 .

En résumé, ce jugement conclut que l’évaluation sur dossier utilisée en ergothérapie afin de porter un jugement clinique sur les besoins en aide personnelle et domestique présente des limites. Le Conseil de discipline de l’Ordre s’appuie sur l’expertise Vallée et adhère au fait qu’il y a une différence fondamentale entre l’évaluation des aptitudes et l’évaluation fonctionnelle et qu’il n’existe pas de relation linéaire entre les déficiences, les incapacités et les handicaps. Selon le jugement rendu, l’évaluation fonctionnelle doit nécessairement tenir compte de l’interaction entre les variables associées à la personne, l’environnement et les habitudes de vie, ce que ne permet pas l’évaluation sur dossier. Les ergothérapeutes œuvrant dans ce domaine devront désormais tenir compte de ces limites telles qu’illustrées dans ce jugement du Conseil de discipline de l’OEQ. 

1. Société des experts en évaluation médico-légale du Québec, (s.d.) Repéré à https://www.seemlq.org/notre-societe (Consulté le 6 août 2018).
2. Ibidem.
3. Ergothérapeutes (Ordre professionnel des) c. Henry, 2017 (QC OEQ), p.4-5
4. Ergothérapeutes (Ordre professionnel des) c. Henry, 2017 (QC OEQ), paragraphes 47 à 51.
5. Ergothérapeutes (Ordre professionnel des) c. Henry, 2017 (QC OEQ), paragraphes 60, 65 et 65.
6. Ergothérapeutes (Ordre professionnel des) c. Henry, 2017 (QC OEQ), paragraphes 138 et 140 à 142.
7. S.G. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2018 CanLII 50764 (QC TAQ)